Les Pyrénées sont à la fois une barrière et un lieu de passage. Montagnards, douaniers, passeurs, rêveurs, exilés... Sur cette page, voyage sur la frontière en six portraits.
Portraits de frontière (1/6)
Publié le 06/08/2013 à 08:31 | La Dépêche du Midi | Pierre Challier
L'homme des grands ports
Bivouac au col des Gourgs Blancs, en 2007, pour Alain Bourneton ; aujourd'hui, il prépare un nouveau livre sur les Pyrénées./ PhotoDR/DDM P.C.
Saviez-vous que Robinson Crusoë était passé par les Pyrénées ? Accompagné du fidèle Vendredi et rentré de 28 ans d’aventures sur son île, il a franchi la frontière entre l’Espagne et la France par le port de Plan, là-haut, au-dessus du Rioumajou, dans ce qui n’était pas encore les Hautes-Pyrénées. Et non seulement les deux hommes ont été attaqués par l’ours, mais par 300 loups ! Dans son “refuge” de Castanet-Tolosan, Alain Bourneton sourit et vous le prouve, gravures à l’appui.
Car la frontière pyrénéenne, Alain Bourneton connaît. Justement parce qu’il en a exploré tous les passages secrets «tras los montes», sur le terrain et à travers les âges, comme dans les livres et jusque dans cet épisode inattendu du roman de Daniel Defoë…
Poignée de main rappelant qu’il était un sacré kiné, force noueuse de ces troncs d’altitude s’agrégeant au rocher… «avec lui, la montagne c’était tous les week-ends, avec bivouac dès le vendredi soir», résume sa femme Éliane, de toutes les sorties.
La route du col du Puymorens est parfois coupée en hiver. /Photo DDM, F.R.
Mais une chose différencie Alain Bourneton des obnubilés du sommet : infatigable arpenteur de vallées, aussi, il fut le premier pyrénéiste à écrire les Grands Ports des Pyrénées(1), livre de référence dédié à l’histoire des cols mythiques de la frontière pyrénéenne. «Pour moi ces lieux de passage accessibles aux anonymes des deux versants méritaient un hommage… car le col est un endroit humble, le défaut dans la cuirasse de la montagne que personne ne se vante d’avoir conquis, mais qui permet à tous de passer, un endroit de rencontre pour le pastoralisme aussi, avec les lies et passeries, le tribut annuel des Trois Vaches dû par les communes de la vallée de Barétous aux Navarrais, par exemple,» rappelle-t-il, attaché à la singularité des ports pyrénéens, plus durs et plus hauts que dans les Alpes. «Sur 250 km, dans les Pyrénées centrales, pas un n’est en dessous de 2000 mètres, la moyenne oscillant entre 2 300 et 2 500 m» souligne-t-il ainsi.
Roncevaux, Somport, Gavarnie, ports de la Pez, de Venasque, Puymorens et jusqu’au Perthus… Avant de partir en balade sur la frontière, l’aventure commence alors déjà en (re) lisant Bourneton. Qui vous fait croiser légions, brigands, mineurs, contrebandiers, transhumances plus ou moins violentes entre vallées, armées napoléoniennes, déserteurs et même des insurgés espagnols défilant à Luchon…
Les sommets du Luchonnais. /Photo DDM
400 ha rendus à l'Espagne
«Car en fait, avant d’être une frontière, les Pyrénées ont toujours été une montagne d’échanges et de passage. Elles n’étaient pas une barrière pour ceux qui y vivaient beaucoup plus nombreux hier qu’aujourd’hui. C’est le franquisme qui a voulu les fermer», analyse-t-il.
La frontière espagnole : justement là où il est né Ariégeois, en 1942, d’une mère venue des Alpes et d’un père Auvergnat autant que chef douanier à Aulus. Frontière qu’il a si bien sillonnée, que... «j’ai aidé à rendre à l’Espagne 400 hectares qui lui appartenaient», cligne-t-il de l’œil aussi. «En fait, il y avait une vieille erreur cartographique française qui ne respectait pas la ligne de partage des eaux entre les ports d’Orle et d’Aula et les bornes 420 et 421 sur le haut bassin de la Renadge, en français, Renacha en espagnol» Erreur qui fut très officiellement rectifiée par les délégués frontaliers de Toulouse et Lérida, le 10 septembre 1997, avec la pose d’une borne 420 bis. Ce qu’il racontera dans son prochain livre. (1) Sirius, 1986.
Avant d’être frontière, les Pyrénées ont toujours été une montagne d’échanges
Refuge d'Espingo./Photo DDM, V.B.
Pyrénées insoupçonnées
“Pyrénées insoupçonnées”, c’est le titre provisoire du prochain livre d’Alain Bourneton, «et cet ouvrage est une renaissance», explique-t-il. Victime d’un grave accident de santé il y a deux ans, Alain Bourneton ne peut plus pratiquer la montagne comme avant, mais il a décidé de réunir dans un nouvel ouvrage quelques histoires ou lieux méconnus de la chaîne qu’il connaît comme sa poche.
Il y aura donc cette histoire de borne 420 bis «ou comment un port sans histoire et sans intérêt devient un sujet de discussion international», mais aussi une visite de mines abandonnées ou la découverte du point le plus au sud de l’hexagone, lequel, oui, est dans les Pyrénées.
Le chiffre : 656,3 kilomètres > frontière. La frontière entre la France et l’Espagne a une longueur totale de 656,3 km et elle est jalonnée de 602 bornes, plus la 420 bis rajoutée en 1997.
«Lorsqu’on m’expliqua, enfant, que port était synonyme de col dans notre région, mon étonnement laissa place à une rêverie débridée»
Portraits de frontière (2/6)
Publié le 07/08/2013 à 08:10 | La Dépêche du Midi | Pierre Challier
«Halte à la douane !»
Douanier, Martial Inchauspé a pris sa retraite , «l'année de l'instauration du grand marché intérieur européen» : la liberté donnée à la marchandise, tout un symbole pour lui, devant la douane fermée d'Arnéguy…/ Photo DDM, P.C.
Qui dit frontière dit contrebande. Des siècles d’histoire dans les Pyrénées... Le royaume des contrebandiers ? Il y a 50 ans, c’était Sare, au Pays basque, où Martial Inchauspé veillait à la douane...
De cette époque-là il n’a gardé que quelques photos. Sur l’une, il pose fièrement devant le poste de Sare, tout jeune douanier coiffé du képi et portant le fameux pantalon à bande rouge. «Halte à la douane !»… Ce cri-là, Martial Inchauspé l’a poussé plus d’une fois. Car Sare… «C’était La Mecque des contrebandiers», résume-t-il.
Martial Inchauspé ? Il a 79 ans aujourd’hui et derrière lui une vie comme les Basques en ont le secret. Mémoire d’Amérique… Le père et l’oncle étaient partis élever des moutons dans le Wyoming. «J’avais un an au départ de mon père, 12 quand il est rentré».
à l’école ? Martial était brillant. Certificat réussi avec dispense d’âge. «à 15 ans, j’aurais eu mon bac». Mais à peine revenu, le père s’y est opposé. Fils de paysan il était : ce serait la ferme, dans tous les sens du terme. Avant l’Algérie. Et la fiancée. «Rester paysan, c’était la perdre. Son oncle était douanier à Ciboure…» Bonne idée de métier. Martial a réussi le concours, «et j’ai débuté en 1958 à Sare».
En ce temps-là ? «On était 45 pour 2000 habitants», sourit-il. «De la France vers l’Espagne, c’était les produits modernes qui passaient, les roulements à billes, le fil nylon, les rasoirs électriques. Tant qu’ils étaient en territoire français, c’était légal, mais nous escortions les ballots pour éviter que les vendeurs ne rentrent en douce refrauder sur la TVA à 33,33 %. Une nuit, j’ai escorté 25 colis de 40 kg de roulements jusqu’au col d’Isarietta. à deux km de la frontière, le chauffeur a éteint les phares. Aussitôt on a été cernés par les porteurs. On a attendu avec eux le signal côté espagnol. Une “brebis” a bêlé… Immédiatement ils sont partis.»
Dans l’autre sens ? C’était l’alcool et le tabac. L’alcool que «la pègre bordelaise venait récupérer à coups de 300/400 litres. C’était de l’alcool à 90°. Avec un litre, ils en bricolaient deux de pastis…» Et puis il y avait les cigares suisses Rössli, pour la bourgeoisie.
«Une nuit, deux de nos agents ont attaqué sept porteurs avec 30 kg de cigares. La règle pour les contrebandiers, c’était de hurler pour alerter les autres, tout laisser sur place et disparaître en courant. Le lendemain, les Espagnols sont venus voir au village si c’était vrai que la douane avait saisi sept ballots. Pour eux, c’était inadmissible le risque pris par les Français !»
Sare / Photo gites64.com
«Grâce aux nuits»
De fait, si parfois ils tombaient sur de malheureux Portugais abandonnés par leurs passeurs trafiquants d’être humains, «on en attrapait rarement les contrebandiers. De plus, la culture de la douane, c’est la marchandise, sa cache, pas la chasse à l’homme. Mais on savait qui c’était et parfois ils nous félicitaient», sourit Martial.
Car «les porteurs, c’étaient les fils de paysans du coin. Les patrons ? Il suffisait de circuler dans Sare et regarder les belles maisons». Celle-là dont feu le propriétaire faisait dans le bestiau ? ««Gauen Gostuz», il l’a baptisée, littéralement “Grâce aux nuits” en basque», s’amuse le retraité. Qui a refusé toutes les promotions pour rester au pays. Et vu naître le désormais mythique «cross des contrebandiers», à Sare, le troisième dimanche d’août. «La première année, ils avaient poussé la plaisanterie jusqu’à faire venir deux collègues à l’arrivée. ça n’a pas plu à la hiérarchie : le plus jeune a été muté en Lorraine». Aujourd’hui ? «La contrebande a cédé la place au tourisme fiscal mais l’argent va toujours aux mêmes poches», conclut Marial devant les ventas d’Arnéguy.
Poste de frontière d'Hendaye / CPA
Trafics de bestiaux
Tout le long de la frontière, on trafiquait de la France vers l’Espagne ou l’Andorre. 1 000 francs la vache côté français, 4 000 en Andorre, par exemple, se souviennent les vieux Ariégeois…
Du temps de l’après-guerre, chaque bête devait donc avoir ses papiers et était surveillée. Au pays Basque ?
Il y avait aussi les mulets et les cochons. Martial se souvient ainsi de ces porcelets auxquels la fermière faisait franchir la frontière seuls… en leur semant du maïs sur le chemin à suivre jusqu’en Espagne, de l’autre côté du col. Manège découvert qu’il arrêta avec ses hommes.
Le chiffre : 13 Veaux > dans une DS Citroën. C’est l’étonnante prise réalisée un jour par Martial Inchauspé . «Repéré à Itxassou et trop chargé, le type n’a pas réussi à monter. Après, le bétail était revendu. Et c’était toujours le même maquignon en cheville avec les trafiquants qui venait le racheter».
Portraits de frontière (3/6)
Publié le 08/08/2013 à 08:10 | La Dépêche du Midi | Pierre Challier
André, le passeur antifranquiste
André Seube faisait passer plusieurs fois par an la frontière à des dirigeants clandestins du Parti Communiste Espagnol, sous Franco./ PhotoDDM P.C.
Entre la France et l’Espagne de Franco, les contrebandiers n’étaient pas seuls à franchir clandestinement la frontière. Militant communiste, André faisait passer des dirigeants du PCE.
Chez ses parents, «la Bible, c’était La Terre», se souvient André Seube. La Terre… l’hebdomadaire que Waldeck-Rochet avait lancé pour que le Parti communiste parle au monde paysan. Avec leur petite ferme de montagne à Bize, dans les Hautes-Pyrénées, 12 vaches et 35 brebis, les Seube s’y reconnaissaient en effet, au pied du maquis FTP de Nistos. «Moi, je suis né en 1947, les récits de la résistance ont bercé mon enfance», reprend André Seube. Résister…
Fin des années 60… À Toulouse, sa tante tient un resto ouvrier à Saint-Cyprien. L’oncle est routier. Tous deux militent et André aide au service en attendant de partir à l’armée. «Un soir, notre voisin, un républicain espagnol qui avait fait la guerre en Catalogne, arrive avec deux gars bien mis. «Ce sont des dirigeants clandestins du PC espagnol, ils sont en transit pour l’Espagne», me lâche mon oncle». André a beau avoir pris sa carte en 1965… «je suis un peu tombé de haut en découvrant que la lutte se poursuivait avec la solidarité du PCF», avoue-t-il. «Mais tu gardes ça pour toi», lui intime l’oncle.
Puis le temps passe. Il trouve un boulot stable. Se marie avec Conchita. Ils ont un premier fils… «Et début 1970, l’oncle m’appelle. «Un truc important à te demander».»«Un dirigeant local du PCF et «Miguel», le camarade responsable de l’aide aux clandestins espagnols m’attendaient.» La question est simple : «accepterais-tu d’être passeur ?» «Oui, seulement je n’ai qu’une petite voiture». Pas de souci, on lui en prêtera de bonnes, des DS en général… Mais avant, les consignes.
«Ils m’ont donné épais comme ça de pesetas», se rappelle André, écartant de 10 cm le pouce et l’index. «Discrétion et tenue correcte exigée : vous descendez dans des hôtels et des restos un peu sélects. Si jamais vous êtes pris, c’est l’oncle de ta femme et vous allez voir la famille à Madrid. Si ça se gâte, c’est un inconnu et il vous a proposé l’argent pour le passer», lui explique-t-on, Conchita l’accompagnant. Premier rendez-vous à la gare de Bayonne… «Je devais attendre 10 minutes, pas une de plus. J’avais une carte d’Espagne comme signe de reconnaissance et un mot de passe…»
Montagnes de Nistos de nos jours/ Photo DDM
Faux papiers faits à Toulouse
Cinq à six fois par an, André convoiera ainsi les dirigeants clandestins du PCE, préparant l’après Franco, vers les cités populaires de Madrid, le plus souvent, de Barcelone, parfois.
«Jamais de nom, toujours des prénoms, faux, évidemment et je n’ai jamais su ce qu’il y avait dans leur valise. Une fois, dans une station-service de San Sebastien, j’ai croisé un camarade français avec un inconnu dans sa voiture. On s’est regardé et bien sûr rien dit. C’est là que j’ai compris qu’on était nombreux.»
Pour la route ? «L’ordre était de se noyer dans le trafic des gros postes frontière, Biriatou ou le Perthus. Évidemment, nous avions tous des faux papiers : un travail d’orfèvre fait à Toulouse, la carte de ma femme ayant servi de modèle. Mais quand le douanier les a entre les doigts, c’est toujours un peu d’émotion», poursuit-il.
Départ vers 13 heures, retour le lendemain, en général. Puis André rendait l’argent, «On savait comment les camarades espagnols le gagnaient en faisant du bois en montagne, on n’a jamais fait les couillons». Le 20 novembre 1975, la mort de Franco a sonné la fin de ses voyages et il n’a jamais revu ses passagers. «Avec le recul, je me dis qu’il fallait quand même avoir de vraies convictions pour risquer la prison…»
Une photo du Maquis d'Esparros-Nistos / Photo DDM
Bombe roulante...
S’il s’est fait peur ? Deux fois. Une fois en attendant son passager, à Madrid et qu’un garde civil l’a interpellé... «Je faisais les cent pas devant une pharmacie, face à la Guardia Civil. Je suis devenu livide d’un coup. En fait, il voulait juste du feu pour allumer sa cigarette».
Et une autre fois avec une DS équipée au gaz... Les attentats de l’ETA venaient de se succéder, «la situation était très tendue au Pays Basque et ils trouvent les bombonnes de gaz dans le coffre ! Ils ont cru que je conduisais une véritable bombe roulante. Ils voulaient tout démonter. Heureusement, le chef a compris que c’était l’équipement carburant et on a pu repartir...»
Le chiffre : 10 minutes > attente. Si le passager n’était pas au rendez-vous fixé au bout de 10 minutes, le passeur avait ordre de partir et de revenir une heure plus tard, trois fois de suite.
«J’ai aussi passé des faux papiers dans un portefeuille à double fond, mais là, je n’emmenais personne.» André Seube, retraité.
Portraits de frontière (4/6)
Publié le 09/08/2013 à 08:20 | La Dépêche du Midi | Pierre Challier
Louron : le tunnel perdu d'Etigny
Aujourd'hui, l'accès à l'entrée du tunnel et aux rares vestiges de sa plate-forme est plutôt périlleuse. / Photo DDM/P.C.
La traversée centrale des Pyrénées ? Très vieux dossier puisqu’au XVIIIe siècle, l’intendant général de Gascogne Antoine d’Etigny décide de percer un tunnel dans le Louron...
Monsieur l’intendant général de Gascogne Antoine Mégret d’Etigny voit loin… Cela fait 62 ans que feu Louis XIV est supposé avoir déclaré en installant son petit fils sur le trône d’Espagne… «Il n’y a plus de Pyrénées», rêvant de voir sa dynastie de Bourbon gouverner une seule nation. Mais la géographie physique est têtue qui empêche de relier directement Paris à Madrid. Or Monsieur l’intendant est un grand constructeur de routes. Et il sait qu’en passant par les Pyrénées centrales, il ferait gagner 50 lieues aux armées du roi. Oups… Pardon. Au commerce fraternel du bois entre les deux pays, nos voisins ayant des forêts et nous une marine. Seulement voilà… Par où passer afin que les Espagnols n’entendent pas le bruit du canon derrière le martèlement des pelles et des pioches ? Eureka : et pourquoi pas le haut Louron et la vallée aragonaise de Gistain si riche en sapins…
1 762… «Il demande alors un mémoire au curé Antoine Fournier, de Loudenvielle qui le convainc, de façon pittoresque, avec un argumentaire en vers, de passer par le port de la Pez», explique Claude L’Hermite, pointant le col, raide comme un mur, là-haut. Un diable de curé sans doute… Car faire passer une route par là, c’est juste impensable ! Se dit-on en remontant les traces de cette incroyable histoire : la première tentative de traversée centrale des Pyrénées au XVIIIe siècle.
Louron : la centrale hydro-électrique de la SHEM. /Photo DDM
Trois heures que nous grimpons depuis la centrale hydro électrique de Tramezaigues. Mais maintenant, fini l’ombre de la forêt, les estives et les lacets. C’est face à la pente dans l’éboulis qu’il faut grimper vers ce fameux port de la Pez et plus précisément vers cette bouche noire, à 2 180 mètres d’altitude, embusquée sous un repli.
«Oui, c’est un peu raide», concède Claude L’Hermite qui, venu prendre sa retraite en Louron, s’est passionné pour ce tunnel avorté puis oublié (1)… «En fait, mort en 1767, l’intendant d’Etigny qui avait réussi à convaincre le conseil d’état, ne vit pas le lancement des travaux, en juin 1771», reprend-il comme enfin on s’approche de l’entrée, abrupte.
«Mais à la suite d’un jeu d’intrigues, des entrepreneurs poursuivirent le projet après avoir reçu, grâce à l’appui du duc de Choiseul, ministre des affaires étrangères un crédit de 140 000 livres et de la poudre noire pour faire sauter les escarpements», poursuit-il.
Seulement voilà… l’un des deux entrepreneurs en charge du percement, un certain Joseph Lasserre, bourgeois de Paris, fit échouer le projet en dévoilant les intentions originelles d’Etigny (2), lesquelles fâchèrent fort Madrid où régnait Charles III qui ordonna l’immédiate suspension des travaux de la Pez.
Par les rues de Loudenvielle en hiver !. /Photo DDM
«La Révolution puis Napoléon s’intéressèrent un temps à l’idée de reprendre la voie puisqu’en 1808, l’Empereur voulut lui aussi créer sa route impériale entre les deux capitales et il ordonna à l’ingénieur Mounet de reprendre le chantier en 1810, mais vu la suite des événements, tout fut à nouveau abandonné pour ne jamais être repris», précise Claude L’Hermite.
Aujourd’hui ? Un torrent dévale par l’entrée désormais difficile et dangereuse d’accès. «Mais vous imaginez, s’ils avaient réussi ? La RN20 passerait peut-être par ici !» conclut le retraité. (1) Claude L’Hermite,Bulletin de la Mémoire des Vallées
(2) Alain Bourneton, Grands Ports des Pyrénées.
. /Photo DDM
Protestation des habitants
Irréaliste : le mot qui vient à l’esprit en découvrant le tunnel oublié. Ce que disent d’ailleurs les habitants du Louron lorsqu’ils protestent contre le projet en 1765, puisqu’on veut les taxer pour le financer. Ils font ainsi remarquer qu’il faudrait «la fortune du monarque» pour creuser ce passage dans l’endroit le plus difficile du secteur et qu’eux mêmes passent par la vallée d’Aure, lorsqu’ils veulent aller en Espagne. Mais ils soulignent aussi, au surplus, qu’ayant déjà subi des pillages des miquelets espagnols en 1710, passés par le col, ils ne veulent pas voir facilité le passage des pillards qui incendièrent les villages du Plan et d’Aragnouet.
Le chiffre : 70 mètres > Profondeur. Lancés en 1771, les travaux permirent de creuser sur 70 mètres cet ouvrage prévu aussi pour stocker 72 troncs de 30 mètres. Mais faute d’argent et les Espagnols n’étant plus d’accord, ayant aussi découvert la finalité réelle du projet, le tunnel fut abandonné.
«Si cette voie avait été menée à bien, elle n’aurait fait que croître et embellir et serait devenu un axe international» Claude L’Hermite.
Le lac de Génos-Loudenvielle sur fond de hauts sommets louronnais. /Photo DDM
Portraits de frontière (5/6)
Publié le 10/08/2013 à 08:56 | La Dépêche du Midi | Pierre Challier
Jeanne, la Juste ariégeoise
Jeanne Rogalle, 91 ans, présente l'acte officiel qui l'a faite «Juste parmi les Nations», avec son père./ Photo DDM P.C.
Pendant la guerre, l’Ariège fut l’un des passages obligés pour fuir la barbarie nazie. à Aulus, Jeanne Rogalle a 21 ans lorsqu’en 1942, elle aide une famille juive à s’échapper...
Aulus, c’est là-haut au bout de la route, sous la frontière. Une station thermale florissante, avant-guerre… mais un cul-de-sac dont on ne pouvait s’échapper sauf à risquer une marche périlleuse vers l’Espagne, par la montagne…
Du coup, Aulus, pour l’administration de Pétain, c’était parfait. «En 1942-1943, durant la seconde guerre mondiale, 686 hommes, femmes et enfants juifs furent astreints par le gouvernement de Vichy à résidence à Aulus-les-Bains, avant d’être, pour la plupart d’entre eux, envoyés à la mort dans les camps d’extermination nazis», résume la feuille de bronze, sur le monument portant les noms des disparus…
«Nous, tous ces gens nous faisaient pitié et la première rafle du 26 août 1942, faite par des gardes mobiles français nous avait révoltés», se souvient Jeanne Rogalle, née Agouau le 23 novembre 1921.
La stèle de la croix du Ruisseau, commémorative de la rafle de 1942 à Aulus. /Photo DDM
Chez elle ? Toulouse était loin. Le 23 août, Mgr Saliège avait courageusement rappelé aux chrétiens que les juifs étaient leurs frères. «Mais ça n’arrivait pas jusqu’ici», seulement, «mon père qui avait fait 14-18 n’aimait pas Pétain», explique la nonagénaire.
Alors, lorsqu’en novembre 1942, zone sud envahie, 24 Allemands s’installèrent au village et «la peur avec eux», chez Agouau, on avait déjà choisi son camp.
Mains sculptées par sa vie passée à la ferme… devant la cheminée festonnée de dentelle sur le traditionnel tissu à carreaux, l’index de Jeanne Rogalle marque la première date sur la toile cirée… «Le 29 novembre, mon père avait fait un premier passage. D’abord deux jeunes. Puis on lui a demandé pour neuf personnes, cinq hommes, trois femmes et un enfant de 12 ans. Mon père a dit que seul, il ne pouvait pas. C’est là que je me suis proposée, j’allais régulièrement aux estives avec lui, je connaissais bien la montagne». Ils partiraient donc dans la nuit du 4 au 5 décembre, à trois heures du matin. «Mon père était très strict, ils devaient être bien chaussés, chaudement habillés»…
Aulus sous la neige./Photo DDM.
Sortir en silence, puis monter, monter, monter… Heureusement, après un automne très doux, il n’y a pas encore de neige. Mais «au passage de la cascade d’Ars, il a fallu les aider à passer les plaques de glace». Déjà les femmes n’en peuvent plus. «Il faut avancer, on ne peut pas revenir. Derrière, c’est les Allemands, leur répétait mon père».
«Au lac de Cabanas, là, ça a été la surprise ! Nous avons rejoint un autre groupe, des Juifs de Belgique conduits par Jean-Baptiste Rogalle. Je ne savais pas encore qu’il deviendrait mon mari», sourit Jeanne. Ceux-là sont quatre, le père, la mère, leur bébé de 3 mois et la grand-mère. «Là où nous mettions 6 heures pour arriver au port de Guillou, on en a mis 12. Le père portait l’enfant, mais était épuisé. J’ai pris le bébé et il a passé la frontière dans mes bras… Il faisait très beau ce jour-là» poursuit Jeanne. L’Espagne, sauvés…
Pourquoi l’ont-ils fait ? «Pas pour l’argent. Ils nous ont donné une enveloppe, mais on n’avait rien demandé. Pour nous il fallait simplement rendre service à ces gens et puis c’était la guerre, mon frère était prisonnier, on devait faire quelque chose contre les Allemands.»
Si vous lui demandez ? Jeanne hésite, s’absente, puis revient avec un sac bien plié. Dedans, il y a deux boîtes. Elle les ouvre avec simplicité. Le 30 octobre 2005, elle a reçu la médaille de «Juste parmi les Nations» et celle de son père, à titre posthume. D’elle-même, elle n’en parlerait pas.
Hameau d'Ercé, près d'Aulus. /Photo DDM
60 ans après…
Durant 60 ans, la famille n’aura plus de nouvelles des gens qu’elle a passés. Jusqu’au jour où Jeanne raconte son histoire, en 2000, au bulletin des Amis d’Aulus. Suite à l’article et à ceux qui le relaient, des gens se mobilisent alors pour retrouver le bébé qu’elle a sauvé, né le 6 septembre 1942 à Saint-Gaudens.
En novembre 2003, il est localisé à Montréal où la famille a émigré. Il s’appelle Claude Henlé, il a désormais 60 ans, quatre enfants et des petits enfants… Rare moment d’émotion, il traversera l’Atlantique pour retrouver celle qui l’a sauvé avec ses parents et voir Jeanne recevoir la légion d’honneur, le 10 juillet 2004.
Le chiffre : 5 décembre > 1942. Jeanne Rogalle, 21 ans et son père, âgé de plus de 60 ans, aident treize juifs persécutés à franchir la frontière vers l’Espagne, par le port de Guillou.
«Les passeurs, l’argent, ils le méritaient, c’était très dangereux et il fallait nourrir la famille s’ils mouraient» Jeanne Rogalle.
Le chemin des montagnes de la liberté retrouve sa passerelle. /Photo DDM
Portraits de frontière (6/6)
Publié le 03/11/2010 à 14:23 | La Dépêche du Midi | Pierre Challier
Entre France et Espagne, Jean-Paul veille sur les bornes de la frontière
La borne 322, difficile à trouver et pas « réglementaire » : elle n'est pas dans un carré avec le « F » pour France et le « E » d'Espagne./Photo DDM P.C.
Géographe, Jean-Paul Laborie est délégué à l'abornement pour les Pyrénées centrales. Il vérifie régulièrement l'état des bornes qui délimitent la frontière avec l'Espagne, en haute montagne.
Ouf. On y est. « Port de Barroude 2 534 m ». Soit 1 250 mètres de dénivelé et plus de quatre heures de marche dans les pattes depuis le parking du plan d'Aragnouet… Devant c'est l'Espagne. Derrière, la Bigorre, les Hautes-Pyrénées, bref, la France. Et ici, tout de suite à nos pieds, la frontière, donc. Avec pour seule urgence de reprendre tranquillement son souffle…
Car maintenant que nous sommes arrivés à ce col lunaire dominant le cirque de Barrosa et balayé par le vent… Jean-Paul Laborie aura forcément vite fait de trouver « sa » borne n° 322, n'est-ce pas ? Se dit-on pour se rassurer. Vu la vitesse à laquelle il est monté. Et qu'enfin arrivé au col, loin derrière ce montagnard aguerri… on ne doute donc pas un instant qu'il s'agisse juste d'une formalité, pour ce jeune homme de 65 ans. Registre « on vient on gagne et on s'en va ». Seulement voilà… « Parfois, la borne, on ne la trouve pas » prévient-il, sac posé. Vous laissant récupérer mais se mettant immédiatement au boulot pour honorer sa charge.
Une charge à vie
« Une charge à vie » précise-t-il, d'un sourire. « Je n'avais rien demandé et un jour, j'ai reçu un coup de fil me proposant de devenir délégué à l'abornement pour les Pyrénées centrales, c'est-à-dire de vérifier l'état des 114 bornes frontières couvrant l'Ariège, la Haute-Garonne et les Hautes-Pyrénées. Ils devaient savoir qu'en plus d'être géographe, j'étais randonneur et montagnard », précise alors ce professeur émérite des universités, ancien du Mirail, à Toulouse, qui, en 2004, a accepté le « job »… «jusqu'à la fin » s'amuse-t-il encore.
Une tâche qu'il conduit donc avec sérieux et passion, à raison de dix à vingt bornes par an, selon la météo pendant la belle saison. Et « j'ai décidé de faire les plus difficiles pour commencer » poursuit le géographe. Qui n'est donc pas déçu, ce jour-là, à Barroude. Car il a beau arpenter le col désert, scruter chaque rocher… rien à faire. La borne n° 322 reste introuvable. « Ce qui est toujours une frustration » reconnaît-il.
Laquelle arrive régulièrement avec ces vieilles sentinelles de pierre qui subissent l'érosion ou finissent par se cacher sous la végétation. à l'instar de cette borne ariégeoise que son prédécesseur, feu Jean Sermet, n'avait jamais trouvée, jusqu'à la faire remplacer par une 422 bis « avant que je ne retrouve la borne originelle sous l'herbe » se souvient-il, à la pause casse-croûte. S'interrogeant sur l'endroit où le tailleur de pierre du XIXe siècle a bien pu frapper la 322 au milieu de cette nudité. Et s'il ne l'a pas frappée à l'envers, comme en ce temps-là, d'aucuns, analphabètes, inversaient le pochoir.
Au coeur des Pyrénées / Photo DDM
Mais il est déjà 14 heures et il n'est plus temps de contempler le paysage grandiose, du pic de Troumouse au vertigineux chemin muletier sur les falaises aragonaises. « L'indication est claire, 250 mètres à l'ouest du col » répète Jean-Paul Laborie, déjà reparti pour un second round. Comme il faut tenir compte de l'ombre qui regèlera bientôt la première neige dans les passages scabreux de la descente. Mais toujours rien.
Abandonner ? Il va falloir y penser. Alors qu'arrivent deux randonneuses du Club Alpin Français… Le temps de se présenter et il les recrute pour un dernier ratissage en règle. « à quoi ressemble une borne ? à une croix dans un carré, ave son numéro, un E côté espagnol et un F côté français. Les trouver, c'est donc mon chemin de croix » leur résume-t-il avec humour.
Caroline escalade le premier petit piton rocheux. Jean-Paul passe au pied avec Hélène. « Elle est là » crie la première, là-haut. « Champagne ! J'étais passé deux fois à côté ! » constate le délégué, heureux. Et facilement excusable, tant la 322 s'est bien camouflée en caillou sous le lichen. Photo et grattage de rigueur. « Je ferai ensuite un rapport pour l'IGN», explique-t-il. Chercheur convaincu qu'à l'heure de l'Europe sans frontières, les peuples auront toujours besoin de limites symboliques. A fortiori dans ces « Pyrénées « cent frontières ».
Différends frontaliers
La frontière entre la France et l'Espagne fait 656,3 km de longueur. Elle a été créée par le traité des Pyrénées, en 1659 et son tracé actuel date du traité de Bayonne, en 1856. Arrivée en Andorre, elle s'interrompt sur 56 kilomètres, largeur de la principauté. Le long de son tracé, on relèvera, entre autres particularités le statut de l'île aux Faisans et celui de l'enclave de Llivia.
Située au milieu de la Bidassoa au Pays Basque, l'île aux Faisans possède en effet un régime frontalier particulier : c 'est un condominium, dont la souveraineté est partagée entre les deux pays. Quant à Llivia, c'est une enclave espagnole de 12,3 km2 en territoire français, à 100 km de Perpignan, en Cerdagne.
Concernant certains tracés, des différends frontaliers demeurent. Ils sont alors examinés par la Commission d'abornement réunissant les délégués des deux états français et espagnol.
La Commission a ainsi eu à connaître la position de l'Etat espagnol affirmant qu'au Pic du Néoulous, point culminant du massif des Albères à
1 256 m d'altitude, le tracé entre les deux repères frontaliers, avait été modifié lors des travaux d'installation d'une antenne relais de télévision par la partie française. Un litige de quelques mètres qui n'est toujours pas tranché, pour l'heure… et d'autant moins qu'il s'inscrit dans un contexte très particulier : celui beaucoup plus complexe des relations entre la Catalogne et l'Espagne, la frontière étant espagnole, le pays catalan…
« L'invention des Pyrénées »
« Les Pyrénées ne furent jamais une barrière effective mais, avant que l'Union Européenne ne construise un espace ouvert aux hommes, aux marchandises, aux idées, leurs populations se jouèrent durablement des lentes constructions étatiques. Elles se dotèrent de ce qu'Henri Cavaillès qualifia de « Fédération pyrénéenne », un « État singulier » qui, sans capitale ni gouvernement, sut trouver les accommodements nécessaires à la vie pastorale des vallées de deux versants, par-dessus la tête des souverains », rappelle l'historien José Cubéro. Comment, à partir de ce constat, les Pyrénées et la frontière furent-elles alors inventées ? C'est l'objet même du livre « L'Invention des Pyrénées », chez Cairn, de cet historien tarbais.
Le chiffre : 602 bornes > frontière. 602 bornes, croix ou marques ont été posées ou gravées entre 1853 et 1868 par la Commission de délimitation de la frontière franco-espagnole. La borne n°1 est sur la rive droite de la Bidassoa, la 602 dans près de Cerbère.
La phrase : « Pyrénées sans frontière ? Avec le temps et l'expérience, le géographe serait tenté de l'écrire « Pyrénées ? Cent frontières. » Jean-Paul Laborie, géographe, professeur émérite des universités et délégué à l'abornement pour les Pyrénées centrales.
Trois Délégués > à l'abornement. La chaîne des Pyrénées compte trois délégués à l'abornement, pas un de plus. Michel Ransou est l'homologue de Jean-Paul Laborie pour les Pyrénées Atlantiques tandis qu'André Pichon s'occupe des Pyrénées-Orientales.