Michel Serres dit adieu à Garonne

9/6/2019


Publié le 09/06/2019 à 06:49 | La Dépêche du Midi |  L'édito par Jean-Claude Souléry

Philosopher, à quoi ça Serres ?


Les pages du registre de condoléances installé dans le hall de la mairie d'Agen devraient se remplir vite / Photo DDM, Jean-Michel Mazet

Des milliers d'Agenais ont appris à lire en lisant « Le Petit Bleu ». Ils ont appris à compter en additionnant les essais de Philippe Sella. Ils ont surtout appris à penser grâce à Michel Serres. Pas seulement les Agenais. Les Français aussi. Car, cet homme eut beau courir le monde jusqu'aux Amériques (Baltimore puis Stanford), siéger à Paris (Paris VIII puis Paris I), il eut beau «rocailler» de sa voix rocailleuse à la radio et, de tout son regard bleu, «pivoter» avec bonheur sur les plateaux de télévision, il s'adressait d'abord et successivement aux Gascons puis aux Français, ces deux catégories de peuples pour qui les mots ont un sens, même quand on ne les comprend pas.

Avec Michel Serres, les mots s'épanouissaient les uns au contact des autres, comme cocktail dans un shaker – il agitait l'instrument avec malice, il en coulait une crème philosophale. Les concepts les plus abrupts retrouvaient une odeur, les dialectiques s'épanouissaient comme une boucle de Garonne, il nous délivrait au fil d'une promenade le sens profond des mots qu'on croyait caché sous la mousse.


Béatrice Uria-Monzon : «Michel avait l'art de nous élever et de nourrir notre âme» / Photo DDM

Philosopher devenait aussitôt assez simple : c'était ouvrir l'âme et le cœur, prendre la main du voisin et mettre son index sur des évidences invisibles, douter puis éclairer, débusquer les escroqueries et les illusions vénéneuses, révéler ce qu'on devinait vaguement d'instinct mais qu'on ne savait pas dire, enfin, lorsque tout était clair dans les têtes, il vous faisait retomber par une simple phrase dans la complexité des choses – c'était à sa manière et en quelques mots « embrasser l'univers » dans un langage qu'on pouvait aisément accoster, celui des gens, autant dire dans le langage des Agenais (puisque dans Agenais il y a gens).

Réfléchir en solitaire, au coin du sous-bois ou sous le béton des villes, c'est d'abord réfléchir. Tracer quelques phrases sur une feuille ou dans un coin de tête, c'est déjà s'imaginer poète, philosophe ou quelque chose d'approchant. Mais est-ce vraiment utile pour l'humanité ? A quoi ça sert ? Que valent nos poètes et nos philosophes, lorsqu'on sait que la Banque centrale européenne maintient ses taux exceptionnellement bas, et qu'avec cet argent bon marché de jeunes couples filant le parfait amour peuvent envisager un avenir de propriétaires ? 


Michel Serres (1930 - 2019) restera pour toujours notre Immortel / Photo DDM

Les grands dirigeants politiques, les grands experts financiers sont a priori indispensables à la marche du monde, et pourtant ils se trompent parfois, nous précipitent dans les crises, et nous nous demandons comment, pourquoi. Philosopher seul ou en couronne, penser à haute ou basse voix, déclamer sa propre poésie ou celle d'un autre, puis, par plaisir et non par profit, parler, parler, parler – tout ceci au contraire n'engage que nous-mêmes, n'entraîne aucune catastrophe collective et peut être décrété de grande utilité publique, les bons médecins vous le diront. Parfois, même des banalités font l'affaire !

Exemple : Michel Serres s'empare d'un fait réel. « Par rapport à nos ancêtres, nous avons gagné 3h27 d'espérance de vie et ce chiffre-là, 3h27, correspond exactement au temps passé en moyenne par les gens devant la télévision ». En bon anarcho-iconoclaste, il en tire alors une morale à la pointe de son fleuret : « L'espérance de vie qu'ils ont gagnée, ils la perdent à devenir cons ! » Enfin, comme Cyrano son frère, il conclut l'envoi par une touche sonore : « C'est extraordinaire ! » Quand on est d'Agen, qu'on écoute de telles vérités et qu'on a éteint sa télé, on peut toujours se consoler en lisant et « Petite Poucette » et le « Petit Bleu ».


Publié le 08/06/2019 à 08:33  | La Dépêche du Midi |  Caroline Saint-Pierre

Le retour à sa terre natale, l'Adieu à Michel Serres


Célébration émouvante à la cathédrale Saint-Caprais d'Agen pour les obsèques de Michel Serres / Photo DDM, Jean-Michel Mazet

Le cercueil du philosophe et académicien Michel Serres porté par certains membres de sa famille, a fait son entrée ce samedi dans la cathédrale d'Agen à 15 heures avec une gravité émouvante au moment où un chœur d’hommes a entonné l’introït de la Messe des défunts.
De la grandiloquence de la cathédrale Saint-Caprais d’Agen envahie par les fumées de l’encensoir à l’occasion de la célébration de ses obsèques aujourd'hui samedi, Michel Serres du haut des cieux, a dû esquisser un sourire amusé.

Ce grand homme pétri d’humilité, de valeurs simples, avait avant toute chose, foi dans l’humanité. Si croire en Dieu ne pouvait appeler de réponse formelle, il restait convaincu au soir de son existence, comme l’a révélé Monseigneur Herbreteau dans son homélie, que « Le divin est partout qui veut le contempler, devant une aurore, une poésie, une belle femme, une belle action, une belle vie ». La beauté au sens noble, le philosophe y était sensible, de celle qui élève les âmes, qui éclaire la pensée, qui exhausse les sentiments authentiques. En cela, la messe a été transcendée par une émotion poignante à renfort de textes sensibles qui ont chanté les louanges du fils d’Agen, de l’érudit, du père et du grand-père aimant...


Publié le 08/06/2019 à 22:45  | La Dépêche du Midi |  C.D.V.

Dehors, sous les tilleuls, des femmes et des hommes qui ne se connaissaient pas


Michel Serres a rejoint sa terre agenaise pour l'éternité. / Photo DDM, J.M. Mazet

D’abord, ce silence. Des roucoulements de tourterelles et des chuchotements. Celles et ceux qui sont arrivés de bonne heure se sont assis, ont déménagé les chaises posées par la mairie, jusque sous les tilleuls qui pleuraient déjà bien avant que ne commence la cérémonie. Certaines et certains ont pris place au soleil, sur les marches du parvis. Beaucoup sont restés debout. De là où ils étaient, ils ont vu les personnalités arriver et entrer dans l’église. Deux mondes. L’un dehors, l’autre dedans, un écran géant pour les rassembler et dans la pensée les lier.
Michel Serres est entré dans la cathédrale, nimbé d’une lumière blanche...


Publié le 08/06/2019 à 07:13  | La Dépêche du Midi |  J.Sch.

Michel Serres, un illustre parmi les Illustres


Le cercueil de Michel Serres est exposé depuis hier et jusqu'à midi, salle des Illustres./ Photo Jean-Michel Mazet

Ils sont tout autour et lui au milieu. Figés dans leurs immenses tableaux accrochés aux murs de la salle du conseil municipal, les Illustres de l'hôtel de ville d'Agen observent un silence respectueux comme pour souhaiter la bienvenue à celui qui est déjà des leurs. En ce début d'après-midi, le cercueil de Michel Serres vient d'être installé au premier étage de l'hôtel de ville d'Agen. La salle est déserte, gardée par un policier municipal en grande tenue, en haut des escaliers en pierres, ornés des citations de l'académicien et au-dessus duquel trône un portrait géant. 

Les Agenais défilent sans bruit et en rangs dispersés, intimidés par les lieux et la scène, atypique. Un groupe de 4 jeunes femmes d'une trentaine d'années, travaillant à la mairie, profite d'une pause pour venir rendre hommage au grand homme : «Ce n'est pas notre génération, et en début de semaine, on ne se rendait pas bien compte. Je trouvais même qu'on en faisait trop. Et puis à force d'écouter, de lire, on a pris conscience de l'importance qu'il avait, de ce qu'il représentait. Il était mondialement connu. On tenait absolument à venir le voir.»...


Mis à jour le 02/06/2019 à 19:18   | La Dépêche du Midi |  Bertrand Chomeil

Michel Serres, le philosophe viscéralement attaché «à Garonne» et à Agen


Michel Serres en 2010 lors d’une promenade sur les bords de la Garonne à Agen. / Photo DDM, Jean-Michel Mazet

« Garonne » a perdu son enfant chéri. Michel Serres est mort samedi soir à l’âge de 88 ans. Le philosophe agenais, amateur éclairé de rugby et supporter du SU Agen, était viscéralement attaché au fleuve qu’il a quitté sans faire de bruit.
La chemise est blanche mais le regard sombre. Ce dimanche matin, devant chez lui, à Astaffort dans le Lot-et-Garonne, Jean-François Gardeil ne cache pas sa tristesse sous ce soleil arrogant. Son père, Pierre Gardeil, professeur de philosophie, musicien, écrivain, philosophe et Gascon d’exception, a été l’ami de Michel Serres qui s’est éteint samedi soir. Les deux intellectuels ont été liés par la pensée de René Girard et sans doute aussi par la foi.

Jean-François, baryton, fondateur de la compagnie des Chants de Garonne, a souvent échangé au téléphone avec Michel Serres sur le sujet cher à tous les Agenais : le SUA. L’académicien avait joué au rugby. Le regard de l’Astaffortais s’illumine. « Michel, troisième ligne, avait disputé une finale universitaire. À la fin du match, il s’avance vers un adversaire qu’il a trouvé redoutable, lui demande son nom. L’autre répond : Moncla ! François !*». Nous rigolons. Le rire chasse la mort comme le vent les nuages.

« Je quitterai la vie comme je me suis levé mille fois de table. J’aurais perçu un bruit à la porte. Il interrompra le festin. Je le reconnaîtrai ». Ces mots, Michel Serres les a prononcés sur les planches du théâtre Ducourneau, à Agen, en octobre 2012, à l’occasion d’un spectacle donné avec la divine cantatrice agenaise Béatrice Uria-Monzon. Guichets fermés. Esprits ouverts. Du texte et des chants. Sagesse et beauté.


Une pluie d'hommages salue la mémoire de l'"humaniste" Michel Serres / Photo AFP, Joël Saget

Le jour de sa mort, il devait être dans une librairie à Agen
Cette création avait été inspirée par le décès de Pierre Gardeil dont Béatrice a été l’élève. Michel Serres s’est découvert un peu à l’occasion car, derrière le personnage médiatique, il y avait de la pudeur. De l’humour aussi. « Il était facétieux, plaisantait, se faisait volontairement charmeur avec les dames », raconte Bruno Rapin alors directeur du théâtre.

Ce fils « d’un pêcheur de sable et casseur de cailloux », a toujours semblé écartelé entre le désir d’ailleurs, d’Amérique, de Brésil, de Clermont-Ferrand, et l’attachement à ses racines. Il a prôné l’universel mais vanté le local. « Il pouvait paraître double, explique Jean-François Gardeil, mais il ne l’était pas. Par contre, quand il n’avait pas le moral, sa pensée, comme un jokari, revenait vers les bords de Garonne. Personne n’imagine à quel point il était viscéralement attaché au fleuve ».

« La Garonne, son fleuve nourricier, a donné à sa pensée et à son cœur la force de son courant, en période de crue comme en période calme. Il a nourri la pensée contemporaine habitée par une foi en l’Homme et en son destin ». L’hommage est de Paul Chollet, ancien maire d’Agen et ami. Il hébergeait le philosophe lorsque ce dernier abandonnait Vincennes, en banlieue parisienne, pour se ressourcer dans sa ville natale. Il devait d’ailleurs y venir, ce samedi 1er juin, jour de sa mort, pour dédicacer son dernier ouvrage, Morales espiègles, dans une librairie agenaise. « À chacune de ses venues, glisse le docteur Chollet, je me suis arrangé pour passer avec lui sur la voie sur berge. Chaque fois, j’ai vu son regard s’allumer dans la contemplation de son fleuve ».


Amoureux de "Garonne" où son grand-père avait exploité la drague et sa grand-mère tenue une guinguette / Photo DDM, Jean-Michel Mazet

Un Immortel passionné de rugby et du SUA
Depuis plusieurs années, à chaque match du SUA à Armandie, Michel Serres passait un coup de fil à René Laffore, dernier rédacteur du Livre d’Or du SUA, pour connaître le résultat de la rencontre - il n’avait pas la chaîne cryptée - ou pour la commenter. Des liens s’étaient tissés entre ces deux passionnés du Sporting. Tant et si bien que l’Immortel avait accepté, en juillet dernier, de venir partager une lamproie dans la maison de famille de René Laffore, à Saint-Léger, à 5 mètres de Garonne.

Déjà faible, amaigri, Michel Serres avait été, comme toujours, étincelant. Jusqu’au bout, il a affronté la maladie avec un immense courage. À la fin du repas, il s’était levé de table. Est-ce qu’il a reconnu un bruit ? Nous ne le saurons jamais mais il a prononcé une phrase que René Laffore n’oubliera pas : « Je vais dire adieu à Garonne ».


En janvier 1991, lors de son discours de réception à l'Académie française. / Photo AFP Georges Bendrihem
 

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